Jean Bouin : "Comment on devient champion de course à pied"

 

 

Jean Bouin fut le premier athlète français à être officiellement recordman du monde en course à pied. Mais est-ce une raison suffisante pour rendre compte de la popularité extraordinaire de cet athlète mort pour la patrie à l'âge de 26 ans ?

Derrière un palmarès impressionnant se cache un homme atypique. Un être en avance sur son temps, tant au niveau de l'entraînement, que de sa vision du sport. Entraînement structuré, manager, masseur….Jean Bouin se donnait les moyens de la réussite.

 

La découverte de la course à pied
Né à Marseille en 1888, Jean Bouin pratiqua très tôt de nombreux sports (natation, escrime, gymnastique….). Dès son plus jeune âge, il déborde d'énergie. Pendant les récréations, il fait des tours de cour, ce qui agace son instituteur, Joseph Pagnol (le père de Marcel). Un jour, ce dernier laissa échapper sa colère et lui dit "Arrête de courir grand fada. Va jouer aux billes avec tes copains. Courir cela ne te rapportera jamais rien !"
A 15 ans déjà, Jean Bouin est fasciné par les exploits des coureurs à pied. Il va observer les meilleurs coureurs locaux qui s'entraînent dans un parc à Marseille. Il prend la foulée de Louis Pautex, le tout récent vainqueur du marathon de la ville, et tente de maintenir la distance. Voyant un gamin accroché à ses basques, le champion local l'encouragea alors à s'entraîner.
Afin de mieux se faire remarquer, Bouin crée avec quelques camarades de son école un club scolaire, l'athlétique club de l'école de l'industrie.
Ses qualités et ses nombreuses victoires vont rapidement le faire sortir du lot, à tel point qu'il se fait remarquer par un banquier qui l'embauche en tant que coursier.

 

Une approche novatrice de l'entraînement
Avec l'aide de son entourage, Jean Bouin, met en place un entraînement très complet associant l'aspect purement course avec tout ce qui a trait à l'alimentation et à l'hygiène de vie.

En 1912 il écrit un livre traitant à la fois de l'entraînement, de l'hygiène de vie et de ses propres résultats en course à pied. Le tire de ce livre : "Comment on devient champion de course à pied".
Bien qu'enraciné dans son époque, on peut retrouver dans l'entraînement de Jean Bouin les trois points clés de l'entraînement, à savoir : la spécificité, la progressivité et la diversité.
Pour s'en assurer, citons quelques passages de ce livre.

 

La spécificité
Concernant la spécificité et plus particulièrement la spécificité de la course à pied Jean Bouin mettait en garde contre une pratique trop précoce, inadaptée à l'individu. "Son influence sur tout l'organisme est énorme ; et sur les poumons son efficacité est telle qu'elle devrait être par tous suivie ; elle leur donne la plus grande puissance respiratoire, leur développement complet."
Toutefois, pour Jean Bouin la pratique de la course ne doit pas se faire dans n'importe quelles conditions. " la course à pied ne doit être pratiquée qu'au moment du développement normal des muscles chez l'adolescent, c'est à dire vers la dix septième ou dix huitième année. Commencer plus tôt l'effort serait le rendre dangereux, puisqu'il porterait sur des organes encore incomplètement formés. Cela ne veut pas dire qu'avant cet âge on doit s'interdire de courir, mais bien plutôt qu'il faut, avant cette période, courir sans effort, courir pour courir et non pour s'affirmer le meilleur."
Son approche de l'entraînement était différente selon les compétitions abordées. Cross country et piste nécessitent des entraînements différents. "parce que cette épreuve est infiniment variée d'aspects, elle apparaît comme la plus intéressante. (…..) Il faut s'entraîner en compagnie. Les parcours sont durs, assez longs . Ces séances n'ont lieu qu'une seule fois par semaine. Entre deux parcours, les coureurs peuvent s'essayer sur la piste à plein train, ils retrouveront la vitesse de jambes que le parcours de cross ne peut favoriser." Spécificité et diversité se retrouvent dans ce passage.

 

Spécificité et progressivité
Dans le registre de la spécificité, Jean Bouin ne s'entraînait pas de la même façon à l'approche d'une compétition. "je m'entraîne deux fois par jour lorsque j'ai en vue une grande épreuve, en augmentant au fur et à mesure les distances parcourues. Chacune des séances se terminant par 2,5 km de marche, la marche étant en cette occasion, la régulatrice des mouvements du cœur et des muscles qui ne doivent cesser subitement le travail qui leur est imposé". Ah les bienfaits de la récupération active…
Entre spécificité et progressivité ; cette dernière caractéristique étant induscutable pour cet exemple.

 

Diversité
Dans le registre de la diversité, Jean Bouin ne faisait pas que courir. Sa préparation était complète. Premier adepte de l'entraînement quasi quotidien, il pratique la culture physique générale matin et soir (grimper aux arbres, porter des troncs d'arbres, lancer des cailloux…) entrecoupée de sprints. Il court à travers les forêts, sur des terrains variés et vallonnés, couvre jusqu'à 20km par jour.

Outre le contenu des séances, Bouin aimait à se donner des handicaps à l'entraînement par rapport aux compétitions. "je ne cours pas lors d'une épreuve dans les mêmes conditions vestimentaires qu'à l'entraînement et le handicap qui m'est imposé dans mes essais préparatoires, me laisse, lorsqu'on le supprime, avec un supplément de ressource. Je m'entraîne sans mes poignées de liège, avec des chaussures lourdes, un gros maillot de laine. Le jour de la course, je connais, grâce à mon maillot de soie, à ma chaussure légère, à mes poignées, une liberté d'action beaucoup plus grande."

En plus d'un entraînement poussé, Bouin savait aussi user de psychologie en course afin de mieux dominer ses adversaires. " Je me rappelle avoir gagné ainsi une course très importante. Plus fatigué que mon adversaire qui arrivait à ma hauteur, j'eus la présence d'esprit, à 20 mètres du poteau, alors qu'il allait me dépasser, de le regarder en souriant. Il vit dans ce sourire la certitude que j'étais plein de ressources et que je m'amusais. Comme à ce moment là j'allongeais insensiblement ma foulée, je coupai la ligne d'arrivée avec deux mètres d'avance !"

 

L'hygiène de vie
En plus de s'entraîner physiquement, Bouin s'imposait une hygiène de vie très stricte.
"Se coucher tôt, se lever de même", des savants ont affirmé que c'était là la source de la vigueur, l'origine de la résistance et le secret de la vieillesse. Il faut y croire et suivre cette formule pendant la période d'entraînement.(….). Aussitôt levé et plutôt que de vous étirer paresseusement, ouvrez largement votre fenêtre, si elle ne l'est déjà, adoptez la tenue d'Adam avant la rencontre d'Eve et commencez quelques exercices de gymnastique suédoise." On retrouve ici les grands principes hygiénistes de l'époque, véhiculés notamment par la gymnastique suédoise (attitude, respiration).
La place et le rôle de l'alimentation est très important pour Bouin, "l'hygiène de chacun est personnelle ; elle varie donc. Il apparaît évident que l'alimentation, notamment, ne peut être exactement déterminée ; tels aliments conviennent aux uns qui sont désagréables aux autres ; c'est leur digérabilité qui doit dicter leur emploi. Mais il est nécessaire, pendant la période d'entraînement d'observer certains principes. Ils ont leur raison dans l'énorme appétit que provoquent le travail physique, le grand air, le mouvement. La jeunesse aidant, la capacité stomacale de certains sujets devient énorme. Elle peut être dangereuse ; et c'est pour cela qu'il ne faut point la forcer."
Jean Bouin a son alimentation propre.
"Mon alimentation consiste en viandes grillées, légumes cuits, purées de légumes, toutes choses facilement assimilables; jamais de vins capiteux (qui enivrent) , jamais de champagne, excitant immédiat, mais néfaste par la suite. Pas d'alcool non plus et pas de fumée. Tout n'est pas rose, on le voit, et il est des privations qui exigent une certaine force de caractère."
Afin de palier cette dure abstinence, la cigarette sera remplacée par un cure dent. L'alcool n'est néanmoins pas totalement banni de l'entraînement de Jean Bouin. Pour mieux récupérer des séances lors de son séjour en Suède en 1913; et suite à la lecture des notes d'entraînement d'un grand boxeur de l'époque, il se préparait à la fin des séances un petit gin bien chaud auquel il ajoutait un peu de citron et de sucre.

Les soins accordés au corps font aussi partie de l'entraînement de Bouin. Il passe notamment dès qu'il le souhaite entre les mains expertes d'un ami masseur. Bouin a conscience de l'utilité d'entretenir, de soigner son corps. "Le pied est pour le coureur l'aboutissant de tout; il lui faut des soins particuliers qui le laisseront prêt à supporter toutes les fatigues. (….) Il ne faut se laver les pieds que modérément; par là il faut entendre qu'on ne doit point les tremper longuement dans l'eau qui les attendrit, mais les humecter simplement pour les conserver en état de stricte propreté."

Bouin fut un des premiers coureurs que l'on peut considérer professionnel au niveau de la façon d'aborder ce sport. Il avait une approche rationnelle de l'entraînement et de la vie d'un athlète. La mise en œuvre de cette approche fut possible grâce à la symbiose du couple entraîneur/athlète.

 

L'entraîneur
Chroniqueur dans un quotidien marseillais, Arthur Gibassier fut le manager et conseiller bénévole de Jean Bouin. Il savait aussi bien organiser la complexité d'un entraînement que donner des conseils simple à son poulain, comme par exemple, de prendre le départ d'une course avec un caillou sous sa langue afin de faciliter la salivation. Gibassier ira aussi plaider la cause de Jean Bouin devant l'USFSA (l'instance dirigeante du sport amateur) afin de démontrer que ce dernier n'était nullement un professionnel. "Gibassier est pour moi un merveilleux pilote, qui écarte de ma route tous les écueils, qui me mène droit au port et qui est plus heureux que moi, je crois, lorsque je l'atteins."

 

Records et performances sur la Canebière.
Se
s performances vont rapidement dépasser les quartiers de Marseille.
4ème du national de cross en 1906 et 1907, il remporte le titre en 1909. Il renouvellera les victoires jusqu'en 1912.
Sur le plan international, en 1909, il finit second du cross des nations qui fait office de championnat de Monde. Il gagnera cette course de 1911 à 1913.
Sur la piste, Jean Bouin n'est pas en reste. S'essayant du 800 m au 10 000 m à ses débuts, il se spécialisera plus sur le demi-fond long par la suite.
Mais ses deux exploits les plus marquants eurent lieu en Suède, sur la piste du stade de Stockholm.
Le premier se déroula lors des jeux olympiques de 1912, sur 5000 m. Opposé au finlandais Kolehmainen en finale, Jean Bouin mena un train ultra rapide. Seul son adversaire finlandais réussit à le suivre, prenant de temps en temps le relais de cette course folle. En tête à la cloche, et dans la dernière ligne droite, Jean Bouin vit remonter centimètre par centimètre son adversaire qui le devança de 70cm à l'arrivée. Le temps du vainqueur était de 14'36"6, soit 25 secondes de moins que le précédent record du Monde !! Jean Bouin était crédité de 14'36"7, record de France qui ne sera battu qu'en 1948.

Son deuxième exploit eu lieu toujours sur cette même piste , en 1913. L'ambition de Jean Bouin était de battre le record du monde de l'heure, amateur et professionnel confondu. Le 6 juillet, il se met au départ en compagnie de 31 autres coureurs. Il passe au 10 000 m en 31'27, puis au 15 km en 47'18 (record du monde) en ne cessant de doubler ses concurrents. Au signal annonçant la dernière minute, Jean Bouin accéléra et accéléra encore. 19,021km !! le précédent record (18,878) était bel et bien battu. Ce record de France ne fut battu qu'en 1955 par Mimoun.

Cette carrière s'est malheureusement prématurément arrêtée par une sombre journée de septembre 1914. Chargé de faire le messager du front, il fut tué suite à une erreur de tir de l'artillerie française. Il n'avait que 26 ans et une belle carrière devant lui.